L’entreprise est-elle une forme d’organisation propice à la créativité ? Rien n’est moins sûr. En effet, l’entreprise moderne, née pendant la Révolution Industrielle au XIXème siècle, est par nature hiérarchique : pour atteindre son objectif, à savoir maximiser la production en minimisant les coûts, l’entreprise centralise les processus de prise de décision et divise le travail. Ses employés sont amenés à se coordonner grâce à des règles et des processus de contrôle et de régulation des comportements censés assurer la fiabilité, la rationalité et l’efficacité du processus de production. La mission du manager consiste alors à contrôler si le collaborateur, dont la rémunération est partiellement basée sur la réalisation prévisionnelle de ses objectifs, accomplit bien sa mission selon le plan qui a été prédéterminé. L’entreprise encourage ainsi de facto la standardisation, la prévisibilité et la fiabilité des comportements.
Par essence, le fonctionnement rationaliste de l’entreprise pourrait donc s'opposer à l’émergence de la créativité, ou innovation, qui peut être définie comme la production d'idées nouvelles et utiles pour résoudre des problèmes et développer de nouveaux produits, services, processus, systèmes, méthodes de travail, etc. (A Model of Creativity and Innovation in Organizations, Amabile). Alors que la créativité est une ressource vitale pour les organisations qui cherchent à se démarquer de leur concurrence, elle peut être facilement mise en danger par des facteurs socio-organisationnels comme la culture d’entreprise, ou par des facteurs environnementaux comme l’aménagement des espaces de travail.
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Une récente enquête mondiale réalisée par McKinsey révèle que si “l'innovation est essentielle à la croissance, et ce d'autant plus que la vitesse des cycles économiques continue de s'accélérer", et malgré le fait que 84% des dirigeants considèrent que l’innovation est essentielle à la croissance, seuls 6% sont en réalité satisfaits des performances en matière d'innovation au sein de leur organisation. Comment faire alors pour s’assurer que les collaborateurs restent créatifs malgré la rationalisation des processus de production qui caractérise l’entreprise ? Quels facteurs liés à l'environnement de travail peuvent contribuer à encourager l'innovation et la créativité ?
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La créativité doit être encouragée et soutenue par la culture et la politique RH de l’entreprise
Il est possible pour une organisation de promouvoir et encourager la créativité à travers sa culture d’entreprise et sa politique de ressources humaines. Graham Wallas (1858-1932), universitaire anglais et co-fondateur de la London School of Economics, a été parmi les premiers à théoriser la créativité comme un processus à quatre étapes où se succèdent la préparation, l’incubation, l’illumination puis enfin la vérification (The Art of Thought).
La préparation consiste à “rechercher dans toutes les directions” et à accumuler de manière consciente des ressources intellectuelles à partir desquelles des idées nouvelles pourront être construites. Pendant la deuxième étape, l'incubation, un processus inconscient est à l'œuvre : bien qu’aucun effort direct ne soit exercé sur la tâche, le fait de laisser libre cours à ses pensées permet de sélectionner et mélanger mentalement et inconsciemment les idées et informations collectées lors de la première étape. Dans ce cas très particulier, il peut être alors pertinent de s'interrompre au milieu d’une tâche car cette interruption permet au cerveau de continuer à traiter l’information, ce qui ne serait pas le cas si la tâche était complétée entièrement. L’illumination décrit ce moment très particulier de “flash conscient” où une solution nouvelle apparaît à l’esprit. Enfin, la dernière étape, celle de la vérification, consiste à analyser logiquement et rationnellement l’idée nouvelle afin de la tester et d’en mesurer la valeur.
Pour favoriser la créativité au sein d’une entreprise, la culture d’entreprise doit ainsi explicitement promouvoir et récompenser certains comportements divergents. Il ne s’agit pas tant de reconnaître la valeur des idées créatives que d’en contribuer à l’émergence : inciter à des résultats créatifs ne fonctionne que s’il est permis aux collaborateurs de prendre des risques, d’utiliser des méthodes ou de s’appuyer sur des idées qui entrent en rupture avec ce qui a été fait jusque-là, et surtout de faire des erreurs sans que leur rémunération ou leur réputation ne soit directement compromis.
Un climat de confiance qui laisse aux employés la liberté et la flexibilité d’exécuter leurs tâches est une autre façon d’encourager les idées créatives. Confier au collaborateur la responsabilité de choisir la façon d’accomplir son travail, c’est reconnaître son expertise et sa capacité à la mobiliser pour trouver des solutions aux problèmes auxquels il est confronté. C’est aussi lui laisser du temps et de l’espace pour incuber des idées nouvelles Cette philosophie est au cœur de la culture d’entreprise de Google, une entreprise reconnue parmi les plus innovantes au monde. Celle-ci encourage en effet ses employés à consacrer 20% de leur temps de travail (autrement dit une journée de travail) à des projets passionnels liés à Google. Introduit en 2004, le projet 20% de l’entreprise a notamment conduit à l'invention d'AdSense, de Gmail et de Google Talk.
La diversité des profils peut, dans certains cas, favoriser la créativité des équipes
Promouvoir le travail d’équipe pourrait alors être une manière efficace de confronter les idées, d’en faire émerger des nouvelles et permettre la sélection et la mise en application des meilleures solutions au moment de l’étape de vérification. Recruter des profils de collaborateurs différents au sein de l’organisation peut en ce sens optimiser la qualité des échanges en multipliant les points de vue.
Il y a cependant une différence essentielle entre générer des idées et les mettre en œuvre. Si la diversité de la composition d'une équipe semble conférer un avantage lorsqu'il s'agit de faire émerger un plus large éventail d'idées originales et utiles, une étude (A different perspective: The multiple effects of deep level diversity on group creativity, Sarah Harvey) suggère que ces avantages disparaissent dès que l'équipe est chargée de choisir les idées à mettre en œuvre, probablement parce que la diversité entrave le consensus.
Ainsi, une méta-analyse portant sur 108 études et plus de 10 000 équipes a indiqué que les gains de créativité produits par une plus grande diversité des équipes peuvent être amoindris par les conflits sociaux et les déficits de prise de décision inhérents aux équipes moins homogènes. Par conséquent, les entreprises ont davantage à gagner à augmenter la diversité dans les équipes qui se concentrent sur l'exploration ou la génération d'idées, et à former des équipes plus homogènes pour gérer et mettre en œuvre ces idées.
L’environnement social de l’entreprise peut tuer la créativité des collaborateurs
Enfin, à l’échelle du collaborateur, cinq facteurs contribueraient à l’émergence d’idées créatives selon une étude des professeurs Jan Dul de l’université Rotterdam School of Management et Ceylan Canan de l’université Uludag (Work environments for employee creativity) : le collaborateur doit percevoir son travail comme stimulant, être amené à changer de tâches, être autonome, avoir du temps pour réfléchir et enfin avoir des objectifs créatifs.
A l’inverse, la chercheuse Teresa Amabile, spécialiste de l’étude de la créativité, liste dans son article How Your Work Environment Influences Your Creativity six aspects de l’environnement social qui peuvent menacer la créativité, fruits de ses nombreuses études : une évaluation attendue (savoir qu'un "juge" quelconque évaluera votre travail une fois celui-ci terminé), la surveillance (se sentir être observé pendant que vous travaillez), un contrat de travail fondé sur la récompense (vous faites quelque chose avec la promesse d'être payé ou récompensé pour votre création), la contrainte dans l'accomplissement d'une tâche (on vous dit que vous devez créer d'une certaine manière), la compétition avec ses pairs, une focalisation sur des motivations extrinsèques (par exemple, le pouvoir, l'argent et la gloire).
Si la culture managériale d’une entreprise peut donc mettre en danger la créativité des collaborateurs, cette même chercheuse a par ailleurs trouvé qu’un facteur bien particulier pouvait pallier ces risques : une humeur positive peut non seulement faciliter la génération d'un grand nombre d'idées mais aussi modérer la relation entre l'environnement socio-organisationnel et la créativité. Cependant, il reste à savoir si une entreprise est à même d’encourager cette “humeur positive”.
La créativité est corrélée au bien-être des collaborateurs
De nombreux facteurs environnementaux, comme la lumière, participent au bien-être des collaborateurs. Le design des espaces de travail, que ce soit leur architecture, leur organisation, leur décoration ou encore leur atmosphère, peut en ce sens favoriser la créativité ou au contraire y nuire. D’après l’étude des professeurs Jan Dul et Ceylan Canan, une fenêtre donnant sur la nature (arbres, plantes, pelouse), et même toute fenêtre donnant sur l’extérieur, décuple le potentiel de créativité des collaborateurs.
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Par ailleurs, l’étude "The Employee Experience", réalisée par la société de conseil en RH Future Workplace, a ainsi montré à travers un sondage réalisé auprès d’employés nord-américains que l'accès à la lumière naturelle et les vues sur l'extérieur étaient considérés comme les attributs les plus importants d’un environnement de travail, devançant d’autres facteurs comme la présence de cafétérias, de centres de remise en forme ou encore d’un système de garde d'enfants sur le site de l’entreprise (The #1 Office Perk? Natural Light, Jeanne C. Meister, Harvard Business Review).
Les bienfaits de la lumière naturelle sont nombreux comme l’ont montré des chercheurs de la Northwestern University ayant étudié l'impact du travail dans une pièce sans fenêtre (“Natural Light In The Office Boosts Health”). Une plus grande exposition à la lumière naturelle dans les bureaux a ainsi été reliée non seulement à une plus grande satisfaction et productivité des collaborateurs mais aussi à un absentéisme et des jours de congé maladie moindres. Pour autant, la plupart des employés de bureaux ne sont pas satisfaits de la lumière présente dans leur espace de travail : sur le quart de million de salariés de 69 pays interrogés par l'outil d'évaluation comparative des lieux de travail de Leesman, alors que 75,8% déclarent que la lumière naturelle est importante pour eux, seuls 56,9% en sont satisfaits sur leur lieu de travail. Les entreprises ont donc encore beaucoup à faire en la matière.
L’aménagement des espaces de travail peut être optimisée pour générer plus de créativité
L’organisation de l’espace a elle aussi une influence sur la créativité. Préserver une forme d’intimité en permettant aux collaborateurs de pouvoir se mettre à l’écart des autres est un facteur impactant positivement leur créativité parce qu’elle renforce un sentiment de sécurité et de bien-être. Dans son étude Controlling my boundaries: Explaining how and when workplace privacy promotes creative performance, la doctorante Sejin Keem du Georgia Institute of Technology a plus précisément montré que la possibilité de s’isoler (dans une salle de réunion, sur un canapé…) contribue à la motivation générale des employés.
Les entreprises ont également tout intérêt à investir dans des bureaux et des chaises de bureau confortables car ceux-ci jouent un rôle prépondérant dans le bien-être des collaborateurs et leur capacité à être créatifs. Dans son étude “Encouraging Creativity in the Workplace Trhough the Physical Environment: Focusing of the Office Workstation”, le chercheur Dale R. Landry a ainsi montré qu’avoir un poste de travail dont la hauteur peut être ajustable et dont le fauteuil est flexible et ergonomique influence positivement la qualité de vie au travail et la créativité des collaborateurs.
A l’opposé, les cubicles, ou le fait de séparer les collaborateurs par des palissades, réduit leur créativité : en réduisant l’accès visible aux autres depuis son poste de travail, les séparations réduisent le potentiel de collaboration qui peut déboucher sur de la créativité. Le chercheur a également trouvé que le fait de pouvoir accrocher des notes, échantillons, photos, esquisses, etc. sur un panneau près de son poste de travail était un facteur encourageant l’esprit d’innovation.
Le bleu et le vert, les deux couleurs les plus abondantes sur la terre, facilitent la créativité
La décoration n’est pas en reste puisque certaines couleurs apaisantes et inspirantes permettent de booster la créativité. Selon une expérience de l'université de Colombie-Britannique (Blue or Red? Exploring the Effect of Color on Cognitive Task Performances, Ravi Mehta, Rui (Juliet) Zhu), le bleu est par exemple la couleur idéale pour les environnements de travail des créatifs car elle favorise la communication, la confiance et l'efficacité. Le bleu étant naturellement apaisant, il est plus généralement adapté pour les espaces de travail car il ouvre l'esprit à de nouvelles idées.
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Le vert est une autre couleur améliorant les performances des créatifs. Deuxième couleur la plus abondante sur la planète après le bleu, ce pigment de faible longueur d'onde favorise l'harmonie et l'équilibre, ce qui peut stimuler l'innovation, selon une étude menée par l'université de Munich (Fertile Green: Green Facilitates Creative Performance, Stephanie Lichtenfeld, Andrew J. Elliot, Markus A. Maier). Stephanie Lichtenfeld, responsable de l'équipe de recherche, a indiqué que cette couleur naturelle "a des implications qui vont au-delà de l'esthétique" et que le simple fait d'apercevoir du vert pourrait déclencher "le type de traitement (mental) pur et ouvert nécessaire pour réussir des tâches créatives".
Ce n’est donc pas étonnant si la présence de plantes contribue à la créativité. Une étude conçue par le groupe de recherche Identity Realisation de l'Université d'Exeter, en association avec Indoor Garden Design, a comparé le rendement effectif des personnes dans différents types d'espaces de travail à travers 90 expériences impliquant un total de 350 participants. Les résultats ont montré que prendre des décisions dans un espace de travail agrémenté de plantes de bureau peut augmenter le bien-être de 47 %, la créativité de 45 % et la productivité de 38 %.
La présence de plantes vertes dans les espaces de travail contribue à rendre les équipes plus créatives.
Les entreprises ont tout intérêt à veiller à la température et au bruit dans leurs espaces de travail
La température peut également favoriser la créativité des équipes en participant à leur bien-être. Des chercheurs de l'université de Cornell ont mené une étude consistant à régler le thermostat d'un bureau d'assurance à différentes températures. Lorsque les températures étaient basses (20 degrés), les employés commettaient 44% d'erreurs en plus et étaient deux fois moins productifs que lorsque la température était chaude (25 degrés).
Quant au bruit, il s’agit aussi de trouver un juste milieu. D’après l’étude Is Noise Always Bad? Exploring the Effects of Ambient Noise on Creative Cognition, les chercheurs Ravi Mehta, Rui (Juliet) Zhu et Amar Cheema, ont montré qu'un niveau de bruit ambiant modéré (70 dB) par rapport à un niveau faible (50 dB) améliore les performances dans les tâches créatives mais qu’un niveau de bruit élevé (85 dB) nuit en revanche à la créativité. Bien que contre-intuitif, leurs résultats ont en effet révélé qu'un niveau de 70 décibels augmente la difficulté de traitement, induisant un niveau de conception plus élevé et permettant ainsi le traitement de l'abstraction, ce qui conduit ensuite à une plus grande créativité. D'où la nécéssité d'envisager l'utilisation de mobilier acoustique qui absorbe les bruits excessifs.
Encourager la créativité de ses équipes passe donc par la prise de conscience qu’une multitude de facteurs socio-organisationnels et environnementaux contribuent à l’esprit d’innovation. En conséquence, parce qu’aucun facteur n’a un rôle prédéterminant mais que tous participent conjointement au bien-être des employés, mener une politique d’entreprise centrée sur l’innovation revient à engager une politique centrée sur la qualité de vie au travail.